Exclusif ! Vincent Ferré répond à vos questions !

Il y a quelques semaines de cela, nous vous avions proposé de poser vos questions à Vincent Ferré. C’est désormais chose faite, je vous invite donc à lire ses réponses.

Vincent Ferré

Pour mémoire, Vincent Ferré est Professeur de littérature comparée à l’université Paris Est (Créteil). «Universitaire français connu pour ses travaux sur l’œuvre de l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien… »

Toute l’équipe de Tolkiendrim tient à le remercier pour sa disponibilité et sa gentillesse.

Quand avez-vous eu votre premier contact avec l’univers de Tolkien ? Comment cela s’est passé ? Et, quand avez-vous voulu en traduire les ouvrages ?

Comme de nombreux lecteurs de Tolkien, je l’ai découvert vers 15 ans, alors que je lisais des romans arthuriens, lorsqu’un ami m’a conseillé un « roman arthurien moderne » : Le Seigneur des Anneaux n’est pas exactement cela, mais l’atmosphère et les personnages rappellent effectivement des traditions médiévales, occidentales et nordiques, ce qui explique en partie l’attrait de l’œuvre de Tolkien.

En ce qui concerne les traductions : mon premier livre, Sur les rivages de la Terre du Milieu (publié chez Bourgois, en 2001), s’appuyait sur de nombreux textes de Tolkien encore inédits en français, comme sa correspondance, ses conférences, ou des volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu. Christian Bourgois (l’éditeur français de Tolkien depuis 1972) puis Dominique Bourgois m’ont confié la direction d’un programme de traductions : au final, douze livres ont paru de 2002 à aujourd’hui (voir la liste sur Pourtolkien). D’abord, des rééditions de livres épuisés, dans des éditions augmentées (comme Faërie, ou la biographie de Tolkien par Humphrey Carpenter), puis des inédits, comme ses Lettres (sans doute l’un des livres les plus importants de Tolkien) et trois volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu (Les Lais du Beleriand, La Formation de la Terre du Milieu, La Route Perdue, qui n’avaient été traduits dans aucune autre langue que l’espagnol), ainsi que des textes inédits, parus récemment et aussitôt disponibles en français (Les Enfants de Húrin, La Légende de Sigurd et Gudrún…).

Est-il possible que ces volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu  atteignent leur finalité et originalité telles qu’elles ont été éditées par Christopher Toklien, chez les francophones ? Et qu’après cela, l’œuvre de Tolkien soit achevée dans les bibliothèques francophones, hormis les essais, dictionnaires et développements d’auteurs ? Je redoute que plus tard certains possesseurs des droits à l’oeuvre de Tolkien s’épanchent sur son monde et développent à partir de la matière visuelle de Peter Jackson et les multiples mythes des HoMe, des contradictions ou dénaturent tout ceci, tels que l’on peut le voir dans certains jeux vidéos …  Qu’en pensez-vous ?

Vous voulez savoir si les lecteurs francophones vont apprécier L’Histoire de la Terre du Milieu  comme les anglophones ? Si j’en juge d’après le succès de La Formation de la Terre du Milieu, qui présente Le Silmarillion tel qu’il existait à la fin des années 1930 (ce livre paru en 2007 est épuisé pour le moment dans l’édition Bourgois), je crois que de nombreux lecteurs apprécient cette série de volumes. Dans L’Histoire de la Terre du Milieu, Christopher Tolkien édite des textes de Tolkien qui, parfois, ne sont pas totalement achevés : on trouve par exemple l’histoire de Beren et Lúthien en prose (dans Les contes perdus) puis en vers (Les Lais du Beleriand), Tolkien ayant réécrit plusieurs fois les histoires qui lui tenaient à coeur.

En tout cas, le programme récent de publications chez Christian Bourgois éditeur montre bien qu’il s’agit de publier « tout Tolkien » – y compris ses essais sur la littérature merveilleuse et Beowulf, parus dans Les monstres et les critiques en 2005, et qui éclairent très directement sa propre œuvre.

Concernant les « adaptations » de Tolkien par les jeux vidéo et le cinéma, ce ne sont pas les héritiers de J.R.R. Tolkien qui en possèdent les droits (ni le Tolkien Estate ni le Tolkien Trust), et il est difficile de savoir ce qui peut se produire.

Pourriez-vous nous énumérer les différentes étapes de votre parcours universitaire ? En quoi consistent vos recherches ? A quel moment vous vous êtes dit, » je suis fait pour ça, je voudrais devenir spécialiste de l’oeuvre de Tolkien » ? A moins, que cela ait toujours été une évidence ? Quels aspects des oeuvres de Tolkien vous séduisent le plus ?

J’ai suivi un parcours classique : classes préparatoires littéraires, Ecole Normale Supérieure (désormais rebaptisée ENS LSH, depuis son déménagement à Lyon), agrégation de lettres, doctorat de littérature (comparée) en 2003 puis, plus récemment, habilitation à diriger des recherches. Ma recherche – ainsi que mon enseignement de Licence et Master à l’université Paris Est Créteil (UPEC) -, en Littérature générale et comparée, concerne le roman européen et américain du XXe siècle en langues française, espagnole, allemande et anglaise (en particulier Proust, Broch et Dos Passos), des questions de théorie littéraire (roman et théorie, essai dans le roman ; genres), et le « médiévalisme », à savoir l’étude de la présence du Moyen Age au XXe siècle. C’est dans ce dernier axe que je travaille sur Tolkien et la Fantasy, ce qui me permet d’associer le roman moderne et le Moyen Âge ; et d’étudier un auteur sur lequel il existait, il y a dix ans, très peu de travaux et d’études intéressants, en anglais comme en français.

Il faut rappeler qu’en littérature et sciences humaines, tout comme en sciences, la recherche porte sur des objets « nouveaux » ou des manières  nouvelles d’aborder des objets connus – je travaille depuis quinze ans sur l’œuvre de Marcel Proust, par exemple. Concrètement, alors que je rédigeais ma thèse sur Proust (et des auteurs contemporains), j’ai eu envie de proposer un « guide » du Seigneur des Anneaux à des amis lecteurs ; cela explique que la première partie de Sur les rivages de la Terre du Milieu (2001) présente les personnages, les lieux, la naissance du livre, le merveilleux, les sources littéraires de Tolkien, etc. La seconde s’intéresse à ce qui fait le cœur du Seigneur des Anneaux, à savoir le combat des héros contre la mort, sous toutes ses formes.

Que pensez-vous des adaptations de Peter Jackson ? Selon vous, quels sont les points positifs et négatifs ?

Pour le moment, je ne connais que les trois films de sa trilogie du « Seigneur des Anneaux ». Comme j’ai pu l’écrire dans un article paru à l’époque (en ligne sur Pourtolkien.fr, voir ici) qui rappelle l’intérêt que Tolkien portait au cinéma, et les tentatives d’adaptations précédentes (datant des années 50), je trouve que le premier film, en particulier, possède des qualités visuelles très frappantes, grâce au talent d’Alan Lee et de John Howe, avec qui j’ai eu le grand plaisir de travailler par le passé.

Par ailleurs, les films de Jackson ont eu le mérite de faire découvrir les livres de Tolkien (et non seulement Le Seigneur des Anneaux, mais aussi Le Silmarillion, Le Hobbit…) à un grand nombre de lecteurs. Toutefois, je suis très réservé sur de multiples simplifications, qui modifient des aspects essentiels du livre – sur la liberté des héros, par exemple, sur le bien et le mal – et qui font croire à certains que Tolkien est « manichéen », ou que chez lui, tous les Elfes sont blonds… ce qui amène des journalistes à tirer des conclusions erronées et très regrettables.

J’ai lu que vous aviez participé à la traduction de « La Communauté de l’Anneau». Qu’avez-vous pensé de cette expérience ? Pourquoi n’avez-vous pas prolongé votre collaboration au-delà du 1er film ? Peter Jackson va superviser le doublage du « Hobbit » était-ce déjà le cas pour « Le Seigneur des Anneaux » ? Enfin, participerez-vous à la traduction du film « Le Hobbit » ? Si oui, pouvez-vous nous dire si la prononciation du nom des Nains sera fidèle à la V.O ?

Effectivement, j’ai été consultant en 2001 sur le doublage en français du premier film, pour le distributeur français. J’ai beaucoup apprécié le travail avec l’équipe chargée du doublage, et les comédiens ; mais mes conditions de travail m’ont dissuadé de poursuivre cette expérience. Je ne peux donc en parler davantage – je crois même ne pas être officiellement crédité pour mon travail.

Le Seigneur des Anneaux est devenu un mythe littéraire, entretenu par des lecteurs passionnés et une littérature diverse (livres critiques, magazines, sites web et forums de discussion). Pensez-vous que ceci est dû à la fascination qu’éprouve le lecteur face à cet univers si particulier et au final attachant, ou à la qualité de l’intrigue qui allie épopée et aventure « chevaleresque » ? Pour vous quelle est la raison du phénomène ?

C’est une très bonne manière de poser les choses, mais j’ai envie de répondre que les deux (univers et intrigue) sont aussi importants, pour expliquer le succès de Tolkien, décennie après décennie. Il ne faut pas oublier que dès 1937, année de sa parution en anglais, Le Hobbit a connu un grand succès ; et que depuis les années 1960, Le Seigneur des Anneaux (1954-1955), connait un engouement croissant, à chaque fois que le livre est « adapté » sur un nouveau support. Les illustrations (de John Howe et Alan Lee par exemple), les jeux vidéo et les films le montrent bien. Dans les deux cas, ce sont l’univers et l’histoire qui sont transposés, de manière certes fragmentaire ou simplifiée, mais des éléments caractéristiques s’y retrouvent, qui sont ensuite réappropriés de manière personnelle par les lecteurs, les joueurs et les spectateurs.

Une question m’est venue concernant les langues inventées pas J.R.R Tolkien, et plus particulièrement l’une d’entre elle que je trouve intrigante, il s’agit du « khuzdul eldarisé ». On trouve une possible explication dans le Silmarillion, lors de l’excavation de Nargothrond, avec le nom Felakgundu, (Creuseur de Cavernes) qui fut adapté aux sonorités des langues eldarines pour donner Felagund. Mes questions sont donc les suivantes : Pourquoi mélanger ces langues ? Y a-t-il une signification particulière ? Et si oui, y a-t-il eu d’autres  utilisations de ce langage dans les œuvres de Tolkien ? Et, existent-ils d’autres langages similaires ?

Cette question dépasse le cadre de cette interview ! Elle a typiquement sa place sur un forum de discussion, comme celui que vient de lancer Tolkiendrim, ceux ou qu’animent depuis des années les équipes de tolkiendil.com, elbakin.net (je renvoie aussi à jrrvf.com, très actif au début des années 2000). Ce sont des lieux de discussion, où les lecteurs mettent en commun leurs connaissances, dans un travail collaboratif qui débouche sur des fuseaux souvent aussi complets qu’un article scientifique. Je suis sûr que la réponse à votre question s’y trouve !

Quel est votre point de vue concernant une possible adaptation cinématographique du Silmarillion? (Bien que cela paraisse actuellement impossible ! )

Effectivement, on voit mal comment il serait possible d’adapter un livre qui existe sous plusieurs formes : Le Silmarillion de 1977 n’est qu’une version parmi d’autres (choisies par Christopher Tolkien pour composer un tout cohérent, comme le lui a demandé son père avant sa mort en 1973) ; ces versions successivement écrites par Tolkien ont, depuis, été publiées dans la série de L’Histoire de la Terre du Milieu. En outre, les histoires se déroulent sur une période de plusieurs milliers d’années, et sur plusieurs continents… Enfin, la puissance d’évocation du Silmarillion tient en bonne partie à son étrangeté, surtout dans les récits des temps les plus anciens ; je crois que ce livre mérite d’être découvert sous la forme choisie par Christopher Tolkien, pour prendre connaissance des légendes qui se trouvent à l’arrière-plan du Seigneur des Anneaux, des Enfants de Húrin et du Hobbit. Puis le lecteur peut parcourir les volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu, et choisir les textes qui l’attirent le plus, découvrir les cartes dessinées par Tolkien, le « dictionnaire » de racines elfiques contenu dans la Route Perdue, ainsi que les récits où Tolkien reprend le mythe de l’Atlantide, etc.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

 L’avenir immédiat, c’est d’une part la parution de la nouvelle traduction du Hobbit aux éditions Bourgois (dans l’édition annotée et illustrée, jeudi 6 septembre ; dans la magnifique édition illustrée par Alan Lee le 4 octobre, jour où paraît également une édition brochée), par Daniel Lauzon, 43 ans après la première traduction. C’est un événement qui devrait plaire aux amateurs de Tolkien, et intéresser ceux qu’intrigue cette œuvre.

D’autre part, un projet lancé en 2008 arrive à son terme : le Dictionnaire Tolkien qui sort en octobre présente tous les textes de Tolkien, les personnages et lieux principaux, les adaptations musicales et cinématographiques, des sources, et les grands événements de sa vie – sur plus de 700 pages et grâce au travail d’une soixantaine d’auteurs. Je suis heureux de voir qu’avec ce Dictionnaire s’est constitué une sorte de « cercle » d’auteurs, qui des lecteurs d’origines et de disciplines très diverses, et dont les approches complémentaires donnent une image assez complète de toutes les facettes d’une œuvre et d’un auteur qu’on réduit parfois à quelques clichés. Le Dictionnaire offre d’une certaine manière le meilleur des travaux universitaires et critiques publiés ces dix dernières années en France, où la recherche sur Tolkien est active, comme le montrent par exemple les conférences de Rambures (2008), dont a été tiré l’ouvrage Tolkien aujourd’hui (en 2011), et plus récemment le colloque de Cerisy  (voir ici) – à noter que les textes de cette conférence paraitront l’année prochaine chez Bourgois.

Cher Professeur, Étant l’année prochaine en faculté de lettres, et un passionné, de vous d’une part et de Tolkien d’autre part, outre l’envie de vous rencontrer personnellement, ou de pouvoir discuter par le biais de quelconque moyen, j’aimerais savoir quels débouchées y aurait-il à avoir si un étudiant était amené, je l’espère à produire une thèse en rapport premier avec Tolkien ? Je précise tout au plus que j’aimerais me diriger vers la linguistique ancienne. Je vous remercie d’avance d’avoir participé à la vie de ce site actif et riche, et je vous serais reconnaissant de répondre à mes interrogations, merci.

Pour répondre sur un plan plus général (pour le reste, je rencontre de nombreux étudiants à l’occasion de conférences ou de présentation des œuvres de Tolkien, en France), Tolkien est étudié à l’université, au moins à partir du Master, depuis de nombreuses années. J’ai recensé jusqu’à présent près de 200 travaux de Master et de thèses de doctorat (voir ici) dans des disciplines très diverses ; un étudiant peut donc consacrer son travail de recherche à cet auteur. Ensuite, la question des débouchés est la même pour tous les docteurs : la concurrence est très rude.

Le nom de famille « Sacquet » a changé en « Bessac » suite à la nouvelle traduction par Daniel Lauzon. Nous savons que le travail de traduction est en quelque sorte la propriété du traducteur, en l’occurrence ici M. Ledoux. Mais n’aurait-il pas été possible de trouver un accord pour garder cette unité du personnage que nous connaissons sous ce nom de famille depuis plusieurs décennies ? Cela ne dénature-t-il pas l’œuvre telle que nous la connaissons dans les pays francophones? D’autres personnages vont alors, eux aussi changer de nom si on suit cette logique : Poiredebeurré,  Fondcombe, Samsagace… D’un point de vue personnel, je suis vraiment attristé par cette décision. Ma grande crainte désormais c’est que le même sort arrive au Seigneur des Anneaux…

Il est normal que ce changement vous surprenne, mais c’est le propre de toute retraduction. Il faut savoir que le cas du Hobbit n’est pas différent de celui des nombreux textes qui, au fil du temps, sont retraduits, parfois plusieurs fois. Les traductions vivent et vieillissent, comme l’a très bien expliqué (par exemple) André Markowicz, le grand traducteur de Dostoïevski, Shakespeare et Tchekhov (voir des documents en ligne ici, par exemple.

Dans le cas du Hobbit, il est indéniable que l’on connaît mieux Tolkien qu’en 1969 ; je pense ici à l’image de l’iceberg, puisque l’on a découvert la partie immergée de son œuvre après sa mort. Connaître tous ces textes, mais aussi les indications laissées par Tolkien à destination des traducteurs (le Guide to the Names), a beaucoup servi à Daniel Lauzon, avec qui j’ai travaillé comme je le fais depuis 2006 : rappelons qu’il a traduit trois volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu (Les Lais du Beleriand, en partie ; La Formation de la Terre du Milieu ; La Route Perdue).

Et ne confondons pas tout : certains internautes ont reproché à Daniel Lauzon de n’avoir pas gardé tel nom en anglais, alors que Tolkien lui-même est très clair à ce sujet ! Enfin, il faut savoir qu’une traduction… n’est qu’une traduction, et ne conserve jamais à l’identique les caractéristiques que l’œuvre d’origine, en anglais. Il faut au contraire se réjouir qu’il existe deux traductions, entre lesquelles il est possible de choisir, en connaissance de cause : les lecteurs se feront un avis à partir du texte dans son ensemble (pas de deux ou trois noms propres ! mais de milliers de mots), et jugeront de la légèreté de la traduction, de la musicalité des chansons et poèmes… les premiers lecteurs, même ceux qui avaient des réticences (parce qu’ils sont attachés à Bilbo tel qu’ils l’ont découvert dans leur jeunesse), ont été conquis.

Interview réalisée en Aout 2012 pour Tolkiendrim.

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